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Burkina Faso, octobre 2014: ça ressemblait à un coup d’État

Nous y sommes, douze, depuis une semaine, à partager la vie de nos familles d'hébergeurs. Les délices touristiques, oh merveilleuses cascades et majestueux hippopotames de Tengrela, alternent avec les coups de poings assénés par le constat bien visible de la misère des plus pauvres, fatalité perceptible dans les regards pourtant souriants. Nous découvrons. Cette nouvelle réalité nous fait oublier la nôtre. Pour quelques jours. C'est comme ça à chacun de nos voyages à Banfora. Mais cette fois-ci, une page supplémentaire composera notre livre de souvenirs. Nous savons que le pays des hommes intègres s'apprête à affronter un destin imprévisible. Nous sommes toutefois confiants, ça fait si longtemps que les tensions ont toujours été maîtrisées, que le pouvoir en place semble indéracinable, ça le sera certainement une fois de plus.

Après une journée dominicale passée avec les familles, à déambuler dans les méandres du grand marché hebdomadaire ou à nous laisser entraîner par les rythmes des chants religieux lors de la messe, nous sommes lundi. Ce matin, le programme prévoit un cours de danse africaine. Moussa et Sandy ne laissent que peu de répits aux dix toubabous appliqués à suivre le tempo. Un, deux, trois, quatre, un, deux, trois, quatre! Les pas s'enchaînent dans des chorégraphies harmonieuses. Chaleur. Sueur. Et on reprend, un, deux, trois, quatre!

Je les observe avec admiration. Je profite d'un moment de récupération pour leur confirmer ce que nous avions appris il y a quelques jours déjà. Des manifestations de désobéissance civile, pacifistes, auront lieu dans tout le pays demain mardi, et une grève générale mercredi. Toutefois il semblerait que les mouvements s'annoncent bien plus importants que prévus.

Notre trajet de retour de sept heures pour rejoindre Ouaga en bus est programmé vendredi, le vol étant prévu le même soir. Faut-il modifier notre planning à cause des menaces de troubles ? Nous sommes face à une situation inconnue. Essayons de prévoir l'imprévisible. La votation contestée, celle qui prévoit la modification de l'article 37 permettant au président de se présenter pour un nouveau mandat, aura lieu jeudi, probablement dans l'après-midi. Le peuple des hommes intègres s'y oppose fermement. Il veut un changement à la tête de l’État. Quel est donc le meilleur moment pour faire la traversée sur la capitale ? Nous prédisons que les problèmes surgiront après les résultats, donc jeudi soir. Nous prévoyons que durant l'assemblée le pays retiendra son souffle. Il serait donc judicieux de modifier notre planning en avançant le déplacement d'un jour, soit dès les premières heures de jeudi, avant les troubles. Nous dormirions alors à Ouaga dans un hôtel proche de l'aéroport. Même si la situation dégénère, on serait déjà sur place et en sécurité, surtout que le pays risque alors d'être bloqué. Nous échangeons sur les différentes options envisageables. La proposition est adoptée, nous voyagerons jeudi. Nous sentons bien que nous nous préparons à vivre des moments inédits.

Le cours de danse se poursuit jusqu'à ce que le soleil atteigne le zénith et mitraille les corps épuisés de ses lances de feu. Pendant ce temps, je réserve l'hôtel à Ouaga. Par contre, la compagnie de bus ne délivre aucun billet avant nouvel ordre. Il faudra repasser demain.

L'après-midi, notre mini-bus nous emmène pour la visite du village de Tarfila. Des centaines d'enfants, autant de sourires et un accueil qu'aucun mot ne peut décrire. Fête et danses jusqu'à la nuit. Étrange sentiment de contraste entre l'agitation de la ville et le havre de paix régnant au village. Sur le retour, un kaléidoscope d'images de joie défile sur l'écran de nos souvenirs . Loin de nous les soucis politiques, nous sommes dans une bulle.

Au programme de mardi matin, suite du cours de danse ou fabrication de paniers traditionnels. La manifestation de désobéissance civile reste localisée au centre-ville et ne dégénère pas. Elle reste pacifiste, contrairement à celle de la capitale. Hier, les femmes y sont descendues dans la rue. Bien qu'on sente bien que la situation est très tendue, nous sommes rassurés et prévoyons de poursuivre nos activités comme prévu. Ou presque! on doit déchanter pour notre conférence de l'après-midi, tout rassemblement étant interdit dans les lieux scolaire. Les informations deviennent contradictoires, nais la rue reste calme. Toujours pas de billets de bus avant demain.

Malgré la grêve générale sur tout le territoire, on décide de suivre notre programme de ce mercredi, qui prévoit une excursion au lac de Tengrela. Les hippopotames semblent se désolidariser du mouvement de grève, puisqu'ils sont bien présents, paisibles. Sur le retour, nous faisons une halte pour l'inauguration très animée d'un centre de fabrication de savon traditionnel. Encore des sourires et de la joie.

Si tout s'est arrêté dans le pays, notre journée est des plus remplies et n'est pas terminée. Après un passage à la maison, rendez-vous pour la soirée finale de remerciement. Lors de chaque voyage, nous invitons les familles d'accueil et les partenaire à partager un moment festif. Le maire nous fait l'honneur de sa présence, tout comme plusieurs personnalités de Banfora. Succulent repas, musique et danse, mais le coeur n'y est pas totalement. Une pensée nous hante, pourra-t-on partir demain matin pour Ouaga ? Les bus circulent de façon aléatoire. La décision de leur départ est prise au dernier moment. Celui de demain matin n'est pas exclu, nous le saurons à 7 heures. Nous décidons de nous donner rendez-vous à la gare avec bagages à cette heure, avec espoir. Chacun rentre chez soi pour ce qui devrait être la dernière nuit à Banfora.

Nuit agitée. A six heures j'étais déjà à la gare ce jeudi matin. Verdict, aucun bus ne circule. Trop d'insécurité. La votation sur l'article 37 a été avancée à ce matin. Des rumeurs circulent depuis quelques jours faisant état de corruption des députés. Les opposants seraient sur place pour les empêcher d'accéder au parlement. La situation est explosive. Nous sommes contraints à rester ici.

J'avertis donc chacune et chacun de ne pas se rendre à la gare, d'attendre. Réactions de désespoir, d'inquiétude, de résignation, mais parfois aussi d'optimisme. Je ressens le besoin de parcourir quelques pas pour sentir l'ambiance de la rue. Ville morte, ville fantôme. Sinistre. Tout le monde reste chez soi.

Je retourne à mon logement, une annexe d'un hôtel. J'y retrouve quelques membres du groupe qui s'y sont réunis. Nous suivons les événements sur internet et sur la télévision nationale, qui soudain s'arrête d'émettre. Elle a été prise d'assaut. Le parlement où doit avoir lieu la votation est en feu. Tout s’accélère. Des mairies sont incendiées, dont celle de Bobo, ainsi que les maisons des membres du parti présidentiel. Celle du maire avec qui nous avons passé la soirée d'hier est la proie des flammes. Tout le pays s'embrase.

Lueur d'espoir, le président Compaoré annonce le retrait de la proposition de modification de l'article 37. Tout devrait rentrer dans l'ordre, les manifestants ayant obtenu ce qu'ils voulaient. Dans notre petit groupe, c'était le soulagement. Illusion. Il s'agissant maintenant de profiter de cet élan populaire pour aller plus loin et mettre fin aux 27 années de règne de Blaise, en balayant son régime et ainsi concrétiser le nom du mouvement "balai citoyen". Quand va-t-il lâcher le pouvoir ?

Pour nous l'attente débute. Aux espoirs suscités par une dépêche succède celle qui fait craindre le pire. Des larmes perlent dans certains yeux. "Il ne peut pas résister longtemps, il va démissionner et tout entrera dans l'ordre" semble ne pas rassurer. Pourtant, on est persuadé que c'est la seule issue. Le peuple entier est dans la rue. Comment pourrait-il s'accrocher à ce pouvoir perdu au risque de provoquer un massacre ? Ce n'est qu'une question d'heures. Et les heures passent. Banfora est magnifique. Cette magnificence semble si terne lorsqu'on y est assigné à demeure. Nous sommes là, muets, dans l'attente de LA nouvelle.

Les infos ont traversé la Méditerranée. Des messages s'affichent sur nos portables. Il faut rassurer, "nous sommes en sécurité". ça rassure de rassurer. "Je vais appeler le consulat suisse pour demander ce qu'on doit faire" propose mon voisin. J'acquiesce. Leur suggestion est prévisible, "à l'heure actuelle on ne peut rien envisager. Ne bougez pas et restez à l'abri!". On reste en contact avec vous pour nous informer mutuellement s'il y a du nouveau. Ils savent au moins que nous sommes là!

Le personnel de service vient de recevoir l'ordre de fermer l'établissement. Nous devons tous quitter les lieux pour raisons de sécurité. L'atmosphère générale d'incertitude se renforce. Chacun rentre donc chez soi. Quant à moi, je suis rapatrié dans l'hôtel principal. Le directeur a décidé d'y rassembler tous ses clients. Nous sommes une trentaine. Deux groupes, une dizaine de belges et autant de français, ainsi que quelques individus, dont moi. Leurs guides sont comme moi, dans l'expectative. Nous échangeons nos stratégies pour sortir de là. J'esquisse l'idée d'utiliser notre mini-bus pour nous rendre au Mali. Le collègue responsable du groupe de belges semble intéressé à l'idée.

J'ai appelé l'agence burkinabè de la compagnie dans l'après-midi, qui m'a confirmé que cette possibilité est réalisable. Un avion décollerait de Bamako demain vendredi dans la nuit. J'en ai informé le consulat qui adhère à l'idée. Il faudra régler tout ça au matin, car ce soir le patron veut fermer boutique. Ne pas laisser de lumière transparaître dans la nuit. Éviter d'attirer l'attention. Tout est éteint partout alentours. Je rejoins ma chambre, les idées s'entremêlent.

Ce vendredi à l'aurore, je me rends à la gare. Qui sait ? J'apprends alors que de nouvelles manifestations sont annoncées. Un soulèvement populaire national doit démarrer à 8h. Des barrages sont érigés dans tout le pays. Aucune compagnie ne prend le risque de rouler. Le bras de fer continue, jusqu'à la décision qui devient inéluctable, mais Blaise ne lâche pas.

Les appels téléphoniques se succèdent. "Que fait-on?", "il faudrait qu'on se rencontre pour décider de la suite". Je propose à tout le groupe de nous retrouver dans une heure à mon hôtel. C'est un peu trop centré, mais rien d'autre n'est ouvert. Entre temps, je planifie la logistique d'un éventuel déplacement sur Bamako. Contact avec le consulat suisse local qui va contacter la frontière pour l'obtention des visas. Information à leur homologue à Ouaga. Organisation du transport sur le territoire malien, notre mini-bus n'étant pas assuré. Tous les paramètres sont au vert. Je ne peux que relever l'efficacité du consulat suisse au Mali.

Les collègues arrivent successivement. Certains traits tirés témoignent d'un manque de sommeil certain. Certains nerfs sont à vif. Au loin, les cris des manifestants se rapprochent. Puis s'éloignent. Notre rue n'est pas sur leur parcours. Je propose l'option de sortir du pays. J'ai confirmation que l'accès à Ouaga est fermé, donc on risque de rester bloqué ici. Pour combien de temps ? Mystère. Quelques heures seulement, ou plusieurs jours ? Toutes les alternatives sont analysées. La décision est difficile à prendre. Quelle qu'elle soit, on part dans l'inconnue, dans l'aléatoire. "Tout va bien se passer" lui dis-je en lui prenant les mains, lorsqu'elle fond en larmes. Atmosphère très forte au sein du groupe. Nous vivons un moment intense. Émotions. Solidarité. Confiance en je ne sais quoi, mais confiance. Humour aussi. "J'ai toujours rêvé d'aller à Bamako, c'est l'occasion rêvée!". Est-ce la réflexion qui a fait pencher la balance ? Le choix est fait.

Les cris à l'extérieur reprennent de plus belle. Le directeur panique, "que tout le monde rejoigne sa chambre". Mais laquelle ? On ne loge pas ici ! Nous nous rassemblons dans le hall intérieur. La panique grandit. "Rentrez chez vous, ne restez pas ici !". Un hébergeur habite à quelques pas de l'hôtel. Il faut se précipiter chez lui avant que la meute n'arrive. Il s'en est fallu de peu.

Il s'agit de retourner chacun chez soi dès le calme revenu, et d'attendre le passage du mini-bus qui fait la tournée pour l'embarquer et charger les bagages en vue du grand départ. Je serai pris en avant-dernier, le dernier hébergement se situant à la sortie de la ville. Le concerné apparaît, "je viens te tenir compagnie en attendant de passer chez moi". Présence agréable dans cette ambiance tendue.

Dans les rues, la chaleur torride du milieu de journée a dispersé les émeutiers. Il est midi lorsque le véhicule apparaît enfin. Le compte à rebours est engagé. Il nous faut parcourir 700 km avant ce soir 21h. Premier écueil, après quelques minutes déjà. Un barrage fait de troncs d'arbres est gardé par un groupe de jeunes. Négociations, palabres et un peu de monnaie pour acheter de l'eau ont libéré la voie. Direction nord, frontière malienne, à environ 130 km. Un problème mécanique nous empêche de rouler à plus de 60 km/h. L'ambiance est à la décontraction, comme si on voyait le bout du tunnel. Sentiment d'avoir fait le bon choix. Confiance. Les kilomètres défilent.

Après une heure, un sms fait chanter mon natel. C'est une dépêche. Stupéfaction! Blaise a démissionné. J'appelle immédiatement mes contacts à Banfora et à Ouaga pour demander ce que ça signifie concrètement. La réponse est unanime. Les manifestations ont fait place à la liesse. Tous les barrages sont levés. L'accès à Ouaga est ouvert. Tout va retourner dans le calme dans les heures qui suivent. Un militaire influent, le lieutenant-colonel Zida, a pris les rênes du pays. D'après eux, il n'y a plus aucun problème à rejoindre Ouaga. Entre-temps, j'ai appris que l'avion prévu à Bamako était annulé, que le prochain ne partirait que le dimanche soir, dans deux jours.

Je me retourne depuis ma place d'aide-chauffeur. Tous les visages dans le mini-bus sont interrogatifs. Que fait-on ? On garde l'option Mali ou on bifurque sur Ouaga? Palabres à nouveau. Les adeptes de la découverte de la cité du fleuve Niger argumentent pour le maintien. L'option présumée plus rapide a ses partisans aussi, sachant qu'un avion est prévu demain matin samedi pour le retour en Suisse. Les échanges sont animés.

Il faut décider, nous arrivons à la bifurcation d'Orodara, où il faudra prendre soit à gauche, soit à droite. Avant de trancher, il faut toutefois que je m'assure qu'il est bien possible de rallier la capitale cette nuit, afin d'arriver à temps pour le vol. Un appel à mon ami le chef de gare de Bobo me le confirme. Départ à 22 h, et arrivée vers 4 h du matin. "Je vous ai réservé 12 places, je vous attends, bon voyage". Il nous assure même que nous serions directement amenés à l'aéroport avec le bus.

Au grand désespoir de certains, nous prendrons la présélection de droite, direction la deuxième ville du Burkina. Durant le trajet, j'appelle le consulat au Mali pour leur annoncer notre changement de programme. "Nous avons tout organisé pour vous, la douane est avisée, vos visas sont prévus". Je me suis confondus en excuses, que faire d'autre ? J'informe également le consulat au Burkina de notre programme. "Mais vous êtes inconscients. On ne voyage pas de nuit ici. C'est trop risqué!" Je rassure mon interlocutrice, et lui promets de l'appeler lorsque nous serons sur place.

Nous arrivons à Bobo à la tombée de la nuit. Les bagages déchargés à la gare, nous avons quelques heures devant nous. Manger, telle est l'obsession qui nous hante. Nous partons à la recherche d'un restaurant, circulant avec notre mini-bus dans les rues sombres. Scènes surréalistes en passant devant la mairie, qui fume encore. Certaines routes sont impénétrables, les barrages n'ayant pas été totalement dégagés. Vitres brisées. Spectacle de désolation.

Malgré le couvre-feu, un petit établissement est éclairé. Nous y dégustons des spaghettis. Je bois 3 grosses bières. Soulagement. Nous avons le sentiment que tout va bien se passer, enfin, après toutes ces tracasseries. La télévision diffuse les informations. Le nouvel homme fort, le lieutenant-colonel Zida fait une allocution. "Tu as entendu ce qu'il a dit ?" panique ma voisine. Je n'étais pas attentif, mais peu après, répétition de l'annonce. Toutes les frontières terrestres et aériennes sont fermées dès ce jour jusqu'à nouvel avis. L'ambiance tombe d'un coup au-dessous de zéro, malgré l'agréable tiédeur de l'air. "C'est l'état martial, ça peut durer plusieurs semaines" dit un habitué qui a déjà vécu des révolutions. Pas de réaction. Tout le monde est abattu.

Faut-il quand même nous rendre à Ouaga ? Oui, avec l'espoir que ce blocus ne dure pas. Il ne peut pas durer, ce n'est pas viable. C'est certainement une directive d'urgence. Peut-être pour empêcher les membres du parti présidentiel de fuir le pays ? Toutes les interprétations sont possibles. Il faut nous approcher de l'aéroport. Dès qu'une lucarne pour sortir du pays s'ouvre, nous devons être prêts.

Une certitude, il n'y aura pas d'avion demain matin, donc nous devons trouver un hébergement. J'appelle une pension où j'ai déjà logé en espérant qu'il y ait encore suffisamment de places. Même dans les situations difficiles, le destin est parfois clément. "Il nous reste exactement 12 lits, mais vous devrez aussi prendre des chambres à 3 lits". Mais on aurait pris un dortoir s'il le fallait !

A 22 h précises, le bus climatisé, pas entièrement rempli, démarre. Il file à toute allure vers l'est. Les passagers s'assoupissent. Vers 3h du matin, arrivant à proximité de la capitale, nous nous arrêtons sur un parking, suivi d'un bus d'une compagnie concurrente avec lequel nous avons roulé en convoi. Plusieurs autres s'y trouvent déjà. Je sors prendre l'air, il s'agit peut-être d'une petite pause. Je vois des gens couchés sur le sol caillouteux, protégés par un pagne. Certains dorment. Je me renseigne, on ne peut entrer en ville, des pilleurs vandalisent les magasins détruits lors les émeutes. Il faut attendre le lever du jour. Je me couche aussi sur le bord d'un monticule, plus confortablement qu'assis dans le bus. Il ne reste qu'à attendre. Le ciel contient le double d'étoiles par rapport à celui que je suis habitué à voir. Il est plus profond. L'air est d'une tiédeur apaisante. Au loin, les lueurs de la ville, quelques volutes de fumée.

A l'aurore, nous redémarrons et arrivons à bon port peu après. Comme prévu, le bus nous garde à son bord pour nous conduire à la pension. Nous y aménageons et nous reposons quelques heures. Je suis en contact permanent avec la compagnie d'aviation. Nous convenons avec l'agent qu'au premier vol annoncé, il nous réserve des places. Si nous voulons arriver avant lundi matin en Suisse pour reprendre le travail, il faut qu'on parte au plus tard demain dimanche matin. Il ne reste plus qu'à attendre et espérer que les frontières s'ouvrent.

Dans la rue, les mouvements de protestations reprennent. On ne veut pas d'un militaire au pouvoir. Il est demandé à Zida de mettre en place au plus vite un gouvernement de transition présidé par un civil. Nous somme repartis pour le flou. Autour de nous, des dizaines d'européens sont dans la même galère. La nomination d'un civil ne se fait pas attendre. La situation se calme, et comme prévu, le blocus frontalier est levé. Je reçois un appel qu'un avion est prévu demain dimanche en fin de matinée, donc nous pouvons être dans les délais. Soulagement, comme si souvent jusque-là ! Ne nous réjouissons donc pas à l'excès. Dès que l'avion sera annoncé, je recevrai l'information de nous rendre à l'aéroport.

Dimanche matin au petit-déjeuner. Nous sommes détendus, ou est-ce une telle fatigue nerveuse que c'en est de l'apathie ? J'ai mon natel devant moi, sur la table. Sonne! Allez, sonne ! Attente. Les minutes sont des heures. Puis enfin ! C'est le numéro attendu. "l'avion est prévu pour 13 h, vous devez être à l'enregistrement à 11h". Trop tard pour prendre la correspondance sur la Suisse encore ce jour. Nous devrons dormir une nuit en transit et arriverons lundi. Peu importe, l'important est de quitter le pays. Il n'est que 9 h mais décidons de nous rendre déjà à l'aéroport. Il y a tellement de volte-faces que nous voulons nous trouver au plus vite à l'aérogare.

L'incertitude est à l'extrême. Les maquis ouvrent et ferment en fonction de la proximité des manifestations. L'aéroport pourrait faire de même, mais comme nous sommes à l'intérieur, c'est rassurant. 11h. 12h. 13h. Les heures passent, pas de signe d'avion. 14h. 15h. On imagine le pire. "C'est bon, il est indiqué à l'écran". On n'ose pas y croire. On enregistre. C'est pas possible! Salle d'embarquement. Suspens. La queue se forme, les gens embarquent. Je regarde en arrière s'il n'y a pas un groupe de soldats déboulant pour tout stopper. Installés dans un avion presque vide, les portes se ferment. Décollage. Un hourra indescriptible vide le stress de tous les passagers. On se serait dit après un but d'un match du mondial. Nous sommes sur le retour, enfin!

Des péripéties qui vont rester marquées à tout jamais. Comme celle qu'ont vécue les enseignants qui n'ont pas pu assurer leurs cours du lundi. Les responsables de l'éducation de l’État de Fribourg, respectant scrupuleusement un article de loi, les ont sanctionnés d'un congé non payé pour ce retard indépendant de leur volonté. Pour sûr, ils sauront pourtant faire bénéficier leurs élèves de la richesse acquise par cette expérience à une valeur bien supérieure à cette amputation salariale.